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Psychologie

Publié le 01 oct 2019Lecture 13 min

Le déni de grossesse

I. NISAND, CHU de Strasbourg, Strasbourg

Connu depuis l’Antiquité (Hippocrate parlait des grossesses inconscientes), le déni de grossesse est une pathologie fréquente (1/500 naissances), potentiellement dangereuse pour l’enfant et pour sa mère et fort mal connue des professionnels. Peu d’enseignements dans les facultés de médecine, peu de publications(1), aucun cours disponible, comme s’il y avait un véritable déni du déni. De nombreux pays ignorent jusqu’à l’appellation de cette pathologie psychique, alors même que la fréquence du « néonaticide » est sensiblement identique partout. Bien heureusement, seule une toute petite minorité des dénis se termine ainsi par du fait divers.

Dans la très grande majorité des dénis, la grossesse est découverte — souvent de manière totalement incidente — avant l’accouchement. Se pose alors la question de la prise en charge de ces patientes qui déstabilisent tellement les professionnels que ceux-ci n’ont pas toujours les réactions appropriées. C’est ainsi qu’une même cause psychique persistante, puisque non détectée et non soignée, peut entraîner des accidents à répétition. La prévention par les médecins et les sages-femmes est donc essentielle pour les prévenir. Le déni de grossesse se définit comme une grossesse évoluant à l’insu À l’insu veut dire que la femme ne se sait pas enceinte. Cette définition exclut d’emblée les genèse et le contexte psychique sont radicalement différents. Si la grossesse cachée est rare (et entre dans un contexte social ou familial difficile), le déni de grossesse ne l’est pas, si bien que tous les professionnels qui travaillent dans une maternité ont déjà été confrontés à la découverte inopinée d’une grossesse chez une femme qui ne se savait pas enceinte. Les histoires en forme de brèves de comptoir n e manquent pas de femmes adressées pour fibrome ou pour kyste de l’ovaire qui se révèlent finalement être enceintes à leur extrême surprise.   L’insu peut être partiel, voire fluctuant. Certaines femmes disent, a posteriori, avoir eu des doutes à certains moments de leur grossesse du fait de signes cliniques inhabituels. Puis le lendemain, n’y avoir plus pensé. Cela surprend ceux qui les interrogent, car en temps normal, un tel doute amène la femme à effectuer rapidement un test de grossesse pour en avoir le cœur net. Or, dans le déni, elles n’ont pas cette réaction-là. Le déni est en fait un mécanisme actif d’oubli, comme si la révélation de la grossesse entraînait une souffrance psychique telle que la femme oublie son doute antérieur. Ce mécanisme psychique de déni est plus développé dans certains contextes psychologiques où le comportement est comme orienté de manière inconsciente vers l’attitude du déni. Mauvais choix au demeurant (si tant est qu’on puisse parler ici de choix du psychisme), puisque le réel finit toujours par s’imposer, de manière bien plus brutale bien sûr et sans qu’il soit alors possible d’en éviter les conséquences désastreuses. Pourquoi existe-t-il un déni du déni ? N’importe quel sujet obstétrical, si rare soit-il, qui peut occasionner le décès du fœtus, fait l’objet de publications, d’études scientifiques, de descriptions épidémiologiques. Surtout quand une prévention est possible. Imaginerait-on que personne ne s’intéresse du point de vue scientifique au décollement placentaire ou au HELLP syndrom ? Or, ces pathologies sont plus rares que le déni de grossesse.   Le grand public, les professionnels de santé et les magistrats ont tous un premier réflexe quand une femme dit qu’elle ne se savait pas enceinte : « Elle se moque de moi, comment est-ce possible ? ». Cette réaction est bien sûr vue par la femme et ceci la confine dans une position de monstre. « Ce qui m’arrive est inexplicable et de surcroit, personne ne me comprend ». Cette incrédulité généralisée est source d’une recrudescence de la souffrance de ces femmes qui se recroquevillent dans leur coquille et deviennent moins accessibles à la prise en charge psychologique dont elles ont immédiatement besoin. Sans parler de celles qui sont accusées du meurtre de leur nouveau-né, voire d’être des meurtrières en série.   Le déni de grossesse est redouté des professionnels pour plusieurs raisons pratiques et psychiques : pratiques, car ils ne savent pas gérer ces femmes dont ils se demandent si elles ne sont pas en train de les abuser ; psychiques également, car le déni de grossesse montre que la maternité aussi est une adoption et que l’instinct maternel n’existe pas. On ne peut pas comprendre autrement la défiance généralisée de toute la société à l’égard du déni de grossesse, la maltraitance des professionnels, les véritables lynchages médiatiques dont font l’objet ces femmes et la manière dont elles sont traitées quand, par malheur, leur enfant est décédé.   Cette pathologie psychique montre en outre, dans toute sa splendeur, la puissance de l’inconscient sur nos corps. La paroi abdominale, régulée comme toute la silhouette par le psychisme, ne se déforme pas et cache un fœtus à terme à l’entourage (même quand il voit la femme dénudée). C’est pourquoi le déni de grossesse est contagieux pour l’entourage, qui en général n’y voit goutte. Puis le ventre apparaît en quelques heures, comme par un phénomène de magie, quand on annonce la grossesse à la femme. Si l’inconscient est capable de tels phénomènes, c’est qu’il doit pouvoir influencer le corps bien au-delà de ce qu’on peut admettre quand on est un adepte de la médecine « rationnelle ». Le déni de grossesse ne menace pas toutes les femmes (à l’exception du déni iatrogène : « mais non, vous n’êtes pas enceinte »). Il concerne le plus souvent des femmes qui, qu’elles s’en souviennent ou non, ont vécu des évènements lourds dans la sphère génitale et reproductive. Plus de la moitié des femmes interrogées à l’issue d’un déni disent avoir subi des attouchements sexuels ou des viols (ou des traumatismes psychiques) dans leur enfance, leur adolescence ou même dans leur vie conjugale. Mais souvent, ces réminiscences sont totalement enfouies et censurées inconsciemment. Elles peuvent ressortir (ou pas) dans le travail psychique qu’il faudra organiser en aval. L’impression donnée parfois qu’il s’agit de femmes sans histoire, sans aspérités, fondues dans la masse, est trompeuse. « Elle cherchait ses enfants à l’école, discutait avec les autres mamans et se comportait comme une très bonne mère ». Le traumatisme vécu dans la sphère sexuelle est de nature à faire considérer celle-ci comme salie, comme inexistante, avec souvent un rapport à la sexualité « peu enthousiaste » et plus souvent encore une incapacité à en gérer les conséquences en ayant recours, comme tout le monde, à la contraception. Il y a comme un « scotome de la partie sexuelle de la personnalité » de la femme. Une sorte de psychose localisée : « tout cela n’existe pas, je ne suis pas une vraie femme, cet endroit de mon corps, je ne le ressens pas ». Tous les signes en provenance de la sphère sexuelle sont soit ignorés soit interprétés comme des choses normales, en tous cas explicables autrement que par l’existence d’une grossesse. « J’ai souvent des périodes d’aménorrhée et d’ailleurs mon poids oscille, et je me sens ballonnée, voire constipée ». Tout se passe comme si la foule de symptômes du début de grossesse correspondait à autre chose, à des évènements normaux. « Et d’ailleurs, la grossesse est impossible ». Elle est en fait indicible soit à cause des antécédents, soit du fait des circonstances de sa survenue. Une 6e grossesse est due à un viol par son ex-mari revenu chercher des chaussettes : la patiente ne se rend compte ni de la grossesse, ni de la survenue du travail ni du début de son accouchement alors même qu’elle avait eu 5 grossesses et accouchements antérieurs. Incompréhensible, vu de l’extérieur. Grossesse inacceptable pour la femme, dont toutes les conséquences du viol étaient indicibles, non formulables. Accouchant sur les toilettes à domicile, la vie de l’enfant est sauvée in extremis par ses frères et sœurs alertés par le fracas sur la porte de leur mère tombée inconsciente après son accouchement très hémorragique. Une minute plus tard, elle se serait retrouvée devant une cour d’assise pour répondre du meurtre d’un enfant dont elle ignorait jusqu’à l’existence même et n’aurait pu faire comprendre à personne (à aucun juré) qu’elle ne se savait pas enceinte. Le moment de la découverte de la grossesse chez une femme en déni est souvent sans rapport avec l’importance de la pathologie  psychique. L’expression « déni partiel » ou « déni complet » en fonction de la longueur du déni ne fait que souligner que les dommages sur la relation mère/enfant seront d’autant plus importants que le déni aura été long. La découverte de la grossesse est souvent fortuite, à l’occasion d’un examen médical, ou sur l’insistance d’une amie qui constate des changements corporels. Lorsque la malchance sévit, une femme peut voir le déni recouvrir l’accouchement lui-même, ce qui, dans la solitude et le désarroi psychique total d’un accouchement inattendu, donne des conditions de naissance et de soins au nouveau- né qui peuvent porter atteinte à sa survie. Le déni de grossesse n’est qu’un symptôme. Le découvrir et le nommer ne dit rien sur sa cause et de nombreuses situations psychiques peuvent provoquer un déni de grossesse. Aucune généralisation n’est donc pertinente sur les causes d’un déni de grossesse et seule la femme pourra elle-même, avec l’aide d’un psychiatre ou d’un psycho- logue, débroussailler a posteriori ce qui lui est arrivé. C’est d’ailleurs le seul moyen d’éviter la récurrence du déni de grossesse. Une généralisation est toutefois acceptable : c’est que toutes ces femmes sont en grande souffrance et tentent souvent de ne pas le montrer. Leur faire percevoir qu’on l’a compris et leur tendre la main sont une bonne manière de commencer l’apprivoisement nécessaire pour qu’elles puissent entamer le difficile chemin de la compréhension. La grossesse nerveuse, qu’on ne voit plus très souvent, sauf chez les femmes récemment trans- plantées, constitue un double en miroir du déni. Dans la grossesse nerveuse, il y a une véritable grossesse psychique (avec un florilège de symptômes, y compris le ventre arrondi), mais il n’y a pas de grossesse physique. C’est l’inverse du déni où il y a une grossesse physique mais pas de grossesse psychique. Dans l’espèce humaine, en l’absence de grossesse psychique, il n’y a pas d’enfant. Tout au plus une tumeur qui pousse à l’insu de la femme. Il ne suffit donc pas d’être enceinte pour attendre un enfant. Il faut en plus avoir nommé cet évènement et l’avoir qualifié. Mauvais évènement, on va vers l’IVG. Bon évènement, on va vers l’accouchement. Non-évènement, on est dans ce qu’on appelle le déni de grossesse. Le déni de grossesse remet en question la norme à la mode de la bonne mère Il suffit de se reporter à la description que fait Élisabeth Badinter dans L’amour en plus(2) de la relation entre mère et enfant au milieu du 18e siècle pour se rendre compte que tout a changé en 250 ans. Sauf l’espèce humaine ! Le sentiment maternel est un sentiment humain incertain et fragile. Il s’agit en fait d’une construction sociale, récente de surcroit. Les mères de l’époque envoyaient massivement leurs enfants en nourrice à distance de Paris et souvent les y oubliaient. Les femmes ne sont d’ailleurs pas retournées à leur « nature profonde » facilement. Il a fallu beaucoup d’exhortations pour qu’elles entendent raison, voire de menaces (l’égoïste qui refuse d’allaiter ne risque pas moins que la mort, disaient les médecins de l’époque). L’amour maternel est incapable de lutter contre les normes sociales du moment : si l’enfant est peu considéré et si l’affection qu’on lui porte peut nuire à son éducation, les parents les abandonnent à d’autres personnes sans grands états d’âme. L’amour maternel se construit donc, plus ou moins vite, jour après jour, au fil des contacts. S’il est possible, par des contraintes sociales, de modifier un comportement aussi basique que celui qui consiste à s’occuper de ses propres enfants, c’est bel et bien que ce comportement n’est pas inné, mais qu’il est appris et qu’il dépend de la valeur qu’une société accorde à ses enfants.   Aujourd’hui, nous sommes dans une société de la « bonne mère », de « l’enfant roi », et gare à la mère défaillante. À tel point que les femmes qui trouvent leur enfant disgracieux (en tous les cas, pas comme elles l’espéraient) n’osent pas s’en ouvrir aux professionnels qui les entourent. Trop peur d’être étiquetées. Et pourtant, cette véritable adoption de l’enfant par sa mère n’est pas toujours aussi facile, et combien de mères se sentent secrètement désespérées de ne pas ressentir tout de suite les sentiments qu’on attend d’elles à l’égard de leur enfant. Mais une femme qui ne se rend même pas compte qu’elle est enceinte et qui ne fait pas ce qu’il faut à la naissance pour que son enfant survive, c’est le comble de la monstruosité et la virulence des femmes à leur égard n’a d’égal que l’obscure perception qu’elles ont que cela aurait pu leur arriver. La femme en déni de grossesse se sent au comble de la défaillance maternelle.   Accoucher seule, surtout quand on ne se sait pas enceinte parce que le déni s’est prolongé jusque- là, est dangereux pour la vie de l’enfant. La panique s’additionne à la douleur pour provoquer un enfer. La femme ne sait plus ce qu’elle fait, se lève, s’allonge, se trempe dans un bain, tire la tête de l’enfant vers l’avant, ce qui engage les deux épaules en même temps. Ce n’est pas un accouchement mais un arrache- ment qui dure parfois au-delà des capacités de résistance à l’asphyxie de l’enfant. De plus, son état de mort apparente et l’absence des gestes médicaux qui pourraient le sauver, ajoutés à la fréquente désorientation transitoire de la femme, réduisent ses chances de survie. Le néonaticide avec violences sur le nouveau-né ayant occasionné sa mort est exceptionnel dans le contexte du déni. C’est le plus souvent les conditions de l’accouchement qui sont létales et, en l’absence de signes de violence caractérisée sur un enfant mort d’asphyxie per partale, il semble légitime d’expliquer aux magistrats que l’homicide volontaire est une incrimination inadéquate — ce d’autant que la tête, extériorisée pendant un bon moment , permet quelques mouvements respiratoires qui aèrent les poumons et font dire à l’anatomopathologiste que l’enfant a respiré avant de décéder. Ceci est le plus souvent faux et il faut savoir l’expliciter, car les détails de l’accouchement sont ignorés de déni ne doit jamais être brusque, en laissant du temps. La gravité pour la relation du grand public et des juges. Prévention du déni de grossesse La plupart des femmes jugées pour un ou plusieurs décès de nouveau-nés ont une histoire personnelle où les signes d’appel ne manquent pas. Une IVG à 14 SA en urgence alors qu’on vient de découvrir qu’on est enceinte peut cacher un véritable déni. Une déclaration tardive de grossesse doit faire explorer les choses plus avant que le simple appel à une assistante sociale. Un antécédent de déni ne doit jamais être banalisé. Surtout, l’accueil d’une femme qui ne se sait pas enceinte et la découverte fortuite d’une grossesse plus ou moins avancée doivent être empreints de générosité , de prudence, de prévention et de douceur. La révélation de la grossesse est un moment extrêmement douloureux pour la femme, qui peut entraîner une pulsion suicidaire. Il est raisonnable d’hospitaliser la patiente et de l’entourer, de manière à ce qu’elle sente l’empathie de toute l’équipe à son égard, sans révélation brusque, en laissant du temps au temps. Il faut que le ou la psychologue qui la prendra en charge soit aguerri à ce type de pathologie. La réussite de la prise en charge se mesure au degré de confiance qui va s’établir au long cours avec la patiente. Le déni de grossesse a toujours un sens, même si personne ne le comprend Ce n’est qu’un symptôme d’une situation psychique plus ou moins complexe, dont l’analyse permet d’éviter la récurrence. La gravité pour la relation mère/enfant est proportionnelle à sa durée et, quand le déni recouvre l’accouchement, la mortalité néonatale est de l’ordre de 25 %. Le déni de grossesse nous montre que la maternité aussi est une adoption et qu’en l’absence de grossesse psychique, il n’y a pas de grossesse du tout. Un avatar de plus pour notre espèce parlante. Toutes ces femmes sont dépassées par ce qui leur arrive et sont dans une extrême souffrance. À nous de savoir les accueillir, les protéger et parfois même les soigner.

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